Leiloona du blog Bricabook nous a encore une fois proposé une sublime photographie. L’ambiance de cette semaine est assez énigmatique.
© Jordane Saget
Voici le texte que cette photographie m’a inspiré.
Sujet inversé
J’attendais le signal, il est arrivé. J’avance jusqu’au point de repère : un dessin d’arabesque sur le sol, placé dans l’axe de l’éclairage d’un lampadaire. Me voilà entrée dans cette piste lumineuse. Les indications étaient claires : “Marche jusqu’au motif, place-toi sous le lampadaire et reste là. N’ai surtout pas l’air inquiète, tu dois simplement patienter une minute ou deux.” “Très bien, mais que dois-je faire pendant ces quelques minutes ?” “Observe le dessin, profite d’être exposée en pleine lumière, fais la belle ; tu es libre d’adopter n’importe quelle attitude, du moment que tu ne parais pas inquiète.”
J’adopte l’attitude la plus confiante possible. Au début, je tourne un peu sur moi-même, les yeux rivés au sol, suivant du bout du pied les courbes de ces jolies arabesques. J’imagine qu’un observateur pourrait être touchée par la grâce de mes gestes, et pourrait s’éblouir de ma prestance. Mais je perçois vite que là où je suis placée, je suis à contre-jour. Lorsque je relève la tête, je suis tellement aveuglée que je sens bien que personne ne peut découvrir les détails de mon visage ou de ma silhouette. La lumière diffusée par le lampadaire ne doit avoir qu’un seul but : illuminer ces arabesques sans me mettre en valeur.
Je dois cependant rester là et ne pas sortir de ce pavé artistique, c’est la consigne. Intérieurement, je commence à trouver le temps long. Les deux minutes sont écoulées depuis longtemps, et rien ni personne n’est survenu. J’ai l’impression d’être un gladiateur au milieu de l’arène, sachant pourquoi il se trouve là tout en ignorant ce qu’il va lui arriver.
La panique est sur le point de s’emparer de moi quand retentit soudain un cri : “Coupez !” Toutes les lumières alentours s’allument, l’ensemble des techniciens s’agite et se met à courir partout et moi, je reste immobile. Le réalisateur court vers moi et vient me féliciter. “C’était parfait, la mise en lumière de ces arabesques était sublime, et par tes gestes, le spectateur sera emporté dans leurs tourbillons. On ne t’aperçoit quasiment pas. Ce sera un plan génial ! Bon c’est tout, on a terminé avec toi. On te rappellera peut-être pour la fin du tournage.”
Je suis devenue actrice pour vivre des expériences et des vies différentes, je suis devenue actrice pour être quelqu’un d’autre, je suis devenue actrice pour être vue. C’est la première fois que l’on me dit que le plan dans lequel je suis est fantastique. Mais c’est parce que je n’en suis pas le sujet. Je me sens vide et transparente. Je quitte le plateau, emportant avec moi mes espoirs resplendissants, me contentant de disparaître dans la masse anonyme de toutes celles qui font le rêve de briller.
L’ombre a mauvaise presse. Ne dit-on pas “lâcher la proie pour l’ombre”, c’est à dire pour pas grand chose, “faire de l’ombre à quelqu’un”, ça, c’est pas cool, etc. En photo on parle de lumière, d’éclairage, de clair obscur, l’ombre étant son absence… Pourtant, sans vouloir chinoiser (rapport aux ombres chinoises) l’ombre mériterait aussi un prix à l’égal de l’éclairage. Les ombres sont encore plus difficiles à maitriser, c’est un vrai travail artistique que de savoir doser l’ombre… et puis l’ombre c’est aussi quelqu’un ou quelque chose dont on parle peu ou pas voire jamais.
Imaginons une prochaine remise de prix “Pour le prix de la meilleure ombre, les nominés sont : ….. “
La dure loi du cinéma, les talents parfois reconnus dans les moments auxquels on ne s’attend pas. Dure de vouloir percer en n’étant que figurante.Courage à ta jeune actrice, le moment idéal finira par venir !
je trouve l’idée vraiment très originale avec une fin qui fait met le tout en lumière mais une lumière “noire”
Merci Blandine pour ce commentaire 🙂 Dans tous les milieux artistiques, beaucoup d’appelés, très peu d’élus : la dure loi du “qui pourra briller” s’est mise en scène ici par hasard, la fin en révèle la dure réalité.
Le metteur en scène veut dire que l’on n’aperçoit quasiment pas le visage de l’actrice, mais son talent est mis en avant, sa prestance et son élégance signent son talent et son nom, nul doute !
Merci Janickmm pour ce commentaire 🙂 C’est vrai, mais le spectateur se souvient rarement des ombres et des silhouettes, il garde surtout en mémoire les visages. Peut-être que la littérature offre plus de place à ces silhouettes. Ce personnage va donc conserver une trace dans la mémoire des lecteurs de ce texte 🙂
J’ai beaucoup ri vers la conclusion de ton texte mais quand on plonge dans la réflexion de ton message, le sujet est moins drôle et pourtant si courant ! Parfois, on ne se rend pas compte de la maladresse qu’on a quand on parle… Bravo pour ton texte, je sens l’inspiration revenir depuis ton texte de doute il y a quelques semaines ! super !
Merci bcp Nady pour ton commentaire 🙂 Ravie de t’avoir faire rire avec la fin de ce texte. “Sujet inversé” est typiquement le type de texte où la fin (ici, le dernier paragraphe) s’est écrite par hasard, après avoir construit le reste du texte : je voulais trouver une chute qui rende le texte plus inquiétant et en même temps plus ironique. Du coup, j’ai renforcé certains passages du texte pour aller vers cette conclusion, notamment avec “Ce sera un plan génial !”
C’est vrai que l’inspiration est en train de revenir. Cette semaine, le texte était encore plus facile à écrire que celui de la semaine précédente, signe que mon esprit d’auteur retrouve son étincelle créatrice 😉 Ne reste plus qu’à reprendre le chemin du manuscrit en cours…
Très réussi. Le choix du présent est inspiré.
Merci bcp Julien pour ce commentaire 🙂 Je voulais introduire une atmosphère d’incertitude et le présent le permettait, tout en amenant le rythme. Ravie que ça t’ait plu.