Atelier d’écriture 274 : L’arbre témoin

La rentrée est là, et les ateliers d’écriture du blog Bricabook aussi 🙂 Pour cette reprise, Leiloona nous propose une nouvelle photographie de Vincent Héquet.

Photo arbre chargé de tissus

© Vincent Héquet

Voici le texte que cette photographie m’inspiré.

L’arbre témoin

Le garçon haletait en silence. Il ne voulait pas que son père pense qu’il rechignait à le suivre, alors qu’il faisait tout son possible pour maintenir, malgré ses petites jambes, le rythme intense que les grandes enjambées de son père lui imposait. Il savait qu’il ne devait surtout pas montrer un quelconque signe qui aurait pu chagriner son père, lui qui répétait à son enfant unique : “Le jour de tes dix ans, je t’emmènerai voir quelque chose de grand pour notre famille et notre peuple”.

Ce jour que le garçon avait attendu avec impatience était enfin venu. Une attente et une espérance à combler allaient enfin trouver leur aboutissement. Le garçon avait senti depuis longtemps que ce moment était très important pour son père et il avait tiré de cette constatation que cela impliquerait qu’il serait grand lui aussi, quand il saurait.

Voilà pourquoi il ne souhaitait pas montrer à son père sa fatigue et son essoufflement.

Quand ils eurent terminés de grimper la colline qui surplombait le fleuve, son père les dirigea vers un arbre en contrebas. De loin, le garçon trouva cet arbre étrange avec ses longues fleurs multicolores qui voletaient dans tous les sens. Il cherchait aussi des yeux l’endroit spécial vers lequel ils se rendaient. Mais son père persistait à se diriger vers cet arbre qui devenait de plus en plus étrange à mesure qu’en s’en approchant, il devenait de plus en plus net. Un arbre recouvert non pas de fleurs multicolores, mais de morceaux de tissus, de chaussettes dépareillées, de foulards. Le père invita son fils à venir s’asseoir sous cet épouventail naturel.

  • Voilà fils, ce que je voulais te montrer. Nous l’appelons l’arbre témoin.
  • Témoin de quoi ?
  • Témoin de tous ceux qui ont franchi ce fleuve pour aller chercher de l’autre côté un meilleur avenir pour eux et leurs enfants.
  • Mais pourquoi partaient-ils ? Nous avons ici de quoi vivre heureux et en bonne santé.
  • C’est vrai aujourd’hui, mais ça ne l’était pas avant. Voilà pourquoi des centaines de personnes ont tenté leur chance de l’autre côté, en espérant revenir ici un jour, pour vivre sur le lieu de leurs racines, mais dans de meilleures conditions.
  • Mais pourquoi laisser un vêtement sur cet arbre ? S’ils partaient parce que la vie était difficile ici, pourquoi se séparer d’un vêtement qui aurait pu leur être utile ailleurs, alors qu’ils avaient certainement eu du mal à l’avoir ici ?
  • Parce qu’alors, ils laissaient une petite trace de leur passage, un témoin de leur vie ici. Et parce qu’ils voulaient une sorte d’appât, un appât qui les obligerait un jour à revenir ici, bien plus confiants et plus forts pour construire ici une vie supportable et agréable pour eux et leurs enfants. Ou leurs petits-enfants.

Le père appuya ces derniers mots d’un long regard intense vers son fils. Celui-ci comprit.

  • Tu veux dire que grand-père est passé ici ? Qu’il a laissé quelque chose sur cet arbre?
  • Oui. Tu vois cette chaussette tout là-haut, sur la plus haute branche ? C’est la sienne.

Le garçon ne sut que dire.

  • Tu ne t’attendais pas à ça, n’est-ce pas ? demanda son père.
  • Non, je pensais que nous allions voir un musée ou une stèle ou quelque chose de ressemblant. Mais pas ça.
  • Pas un simple arbre tu veux dire ? A sa façon, il est devenu une stèle commémorative, pour la mémoire de tous ceux qui ont tenté la traversé, celle de ceux qui sont revenus et de ceux pour qui le retour au pays n’a pas été possible.
  • Mais grand-père, quand est-il revenu ?
  • Quand j’avais ton âge. Cela faisait huit ans qu’il était parti et quand il a pu revenir, ça a été le plus beau jour de ma vie. Le lendemain, il m’a emmené ici et m’a expliqué l’histoire de cet arbre, en me faisant promettre de la raconter à mes enfants, pour que la mémoire de ceux qui étaient partis reste vivace. C’est pour cela qu’il n’a pas cherché à décrocher sa chaussette.
  • Mais toi tu n’es jamais parti ?
  • Non, je n’en ai pas eu besoin. Grâce au sacrifice de mon père pour notre famille, nous avons pu toujours rester ici. C’est pour cela que je t’ai emmené ici aujourd’hui. Pour que tu découvres l’histoire de notre famille qui est liée à l’histoire de notre peuple, résumée en partie dans cet arbre.
  • Et moi, je serai aussi obligé de partir ?
  • Je ne le sais pas encore. L’avenir te le dira. Si un jour tu y es obligé, tu passeras ici pour laisser une trace. Ton histoire rejoindra alors celle de cet arbre.

Le retour à la maison se fit plus lentement. Le garçon ne savait pas dire pourquoi, mais il s’était senti heureux en quittant cet arbre et ses drôles de fleurs. Il avait trouvé dans les racines de cet arbre une partie de ses propres racines et au plus profond de lui, il savait que sa vie ne pourrait plus jamais être dissocié de cet arbre.

8 réflexions sur “Atelier d’écriture 274 : L’arbre témoin”

  1. Un texte qui évoque beaucoup de thèmes graves, en peu de mots.
    J’ai senti l’angoisse de l’enfant, qui, au début de l’histoire, a peur de ne pas réussir, peur de décevoir son père.
    Vient l’histoire de l’exil sociétal et familial, qui doit peser bien lourd sur ses frêles épaules … On sait que ce sont les deuxièmes générations qui paient les conséquences de tous les sacrifices et des vies brisées.
    Heureusement pour lui, le grand-père a pu revenir.
    Pas simple toutefois d’être à la hauteur de la légende familiale.

    1. Merci bcp Adèle pour ton commentaire qui traduit tout ce que j’avais voulu faire passer dans ce texte 🙂 La transmission familiale passe aussi par ces histoires d’ancêtres qui ont parfois réalisé des sacrifices pour leur famille et les générations à venir. Il faut la cultiver en soutenant surtout les jeunes générations, pour qu’ils puissent se sentir à la hauteur.

  2. Une histoire douce qui ne met pas de côté la réalité des choses. Un joli regard sur cet arbre “tombeau” qui regorge d’histoires anciennes oui. Une belle histoire de filiation.

  3. Merci pour ce joli texte plein de tendresse. Laisser une trace sur son pays natal doit sans doute être pour les migrants un moyen de marquer son territoire, de ne pas être oublier, de crier haut et fort qu’on reviendra aussi. Ce grand-père avait laissé sa famille sur place et se devait de revenir mais son geste symbolique reste fort.

    1. Merci bcp pour ton commentaire Valérie 🙂 Partir, souvent un choix par défaut car les malheureux qui tentent la dangereuse traversée de la Méditerranée aujourd’hui préféreraient très certainement de loin pouvoir rester sur leur sol natal… Alors laisser une trace me semble très important.

  4. Un vrai plaisir de retrouver ta plume douce et apaisante Amélie ! L’histoire est touchante et ta conclusion sur les racines résonnent en moi. Je me demande souvent comment certains pères migrants expliquent leur départ à leurs enfants… Merci pour ce très beau texte fluide et serein.

    1. Merci bcp Nady pour ton commentaire 🙂 Savoir d’où on vient pour savoir qui on est, est encore plus important quand on est déraciné de son pays. La vision de cet arbre devant un horizon à la fois fermé par ce fleuve et ouvert par la perspective de ce qui se cache derrière les montagnes m’a amené cette réflexion. Je suis contente que ce texte t’ait plu 🙂

Laisser un commentaire

0 Partages
Partagez
Enregistrer
Tweetez
Partagez
%d blogueurs aiment cette page :